Voici un extrait de la conférence du Samedi 19 Octobre 2013
"La vie quotidienne d'une famille livryenne à la belle époque"   
  avec Jacqueline PUTEAUX
à la Médiathèque René CASSIN Salle Albert DERRIEN

 
Je m’appelle Agathe. Je suis née il y a 24 ans à Livry, un joli village près de Paris dans une maison avec un petit jardinet à côté de l’église Notre-Dame près de la forêt de Bondy.

 

Je suis la fille d’Adrien le sabotier et de Lucie la couturière. Mes deux sœurs ainées, Louise et Yvonne, sont mariées. Elles vivent, l’une à Saint-Denis, l’autre à Troyes. Mon frère Anatole est mort à 14 ans d’une vilaine maladie, le tétanos dans d’atroces souffrances.

 

Il  y a  5 ans  Alphonse, le fils du forgeron,  m’avait fait les doux yeux au moment de sauter le brasier de la Saint-Jean mais j’avais vite compris que le maitre du feu  ne voudrait pas faire entrer dans sa famille la fille du sabotier.

 

Je suis mariée avec Mathurin un des fils de la métairie. Il est bucheron dans la forêt. Nous avons 2 garçons, Arthur et Louis, respectivement âgés de 3 et 5 ans.

 

La sœur cadette de maman, Fernande, vit avec nous. La pauvre elle a eu bien  du malheur. Elle était fiancée avec Alfred un des fils du meunier qui a tiré un mauvais numéro au moment de la conscription. Résultat on l’a envoyé loin là-bas au-delà des mers, se battre contre des sauvages les pavillons noirs au Tonkin.

 

Fernande a attendu 7 ans son retour, vous vous rendez compte,  7 ans ! Il est revenu malade, il avait attrapé les fièvres dans ces pays chauds. Ils se sont mariés. Les malheureux, ils n’ont même pas eu le temps de faire un enfant, 6 mois  après leur union Fernande était veuve. Elle a eu tellement de chagrin

qu’on a cru qu’elle perdrait la raison. Mes parents ont alors décidé de la garder avec eux. Mes 2 oncles maçons ont aidé mon père à agrandir d’une pièce la maison du côte du petit poulailler.

 

Maman fait surtout du raccommodage et des transformations de vieux vêtements.  Fernande, elle,  a appris la couture chez les sœurs : elle travaille le flou. Depuis que monsieur le curé lui a demandé de confectionner les aubes des enfants de chœur, que tout le monde  a remarquées le jour de la communion solennelle, elle a élargi sa clientèle.  Elle se déplace maintenant chez les bourgeois. La femme du notaire du Raincy lui a  même commandé une robe pour une réception à la préfecture !

 

Je regarde avec envie les échantillons de linon, de taffetas, de plumetis,  de satin et les dentelles.

 

Cet après-midi le père est parti livrer  3 paires de sabots,  ses plus beaux modèles, à une famille du Raincy. La nuit va tomber et il n est pas encore rentré. Dans le regard de ma mère  je vois poindre l’inquiétude. Elle redoute qu’il ne se soit attardé  chez Louis, le café du terminus du tramway, endroit où souvent les discussions politiques et progressistes tournent mal avec les boissons et les esprits échauffés. L’affaire de cet officier Dreyfus divise les opinions.

 

Il y a 15 jours les palabres ont failli aller jusqu’au pugilat.

Urbain le menuisier hurlait que Sylvain le cordonnier de Bondy faisait partie des rouges et Arthur le fils du marchand de couleurs de la droite se faisait traiter de calotin. On était à 2 doigts  d’appeler les gendarmes lorsque  Louis a rapporté qu’il avait entendu l’instituteur dire à monsieur le  maire qu’en Angleterre des femmes avaient osé demande le droit de vote.

 

- « Sacrées femelles », glapissait Arthur le marchand de paille, « Bientôt ce sera le monde à l’envers, les femmes à l’usine, les hommes à la soupe !».

- « Calmez vous, ici nous avons Proudhon, le socialiste qui remet les choses en place en précisant qu’une femme ne peut être que courtisane ou cuisinière » clamait Sylvain.

 

Ma mère couche les enfants et je la vois rassurée en entendant dans la cour le pas de mon père.

 

Nous sommes à la veille de la grande fête du pèlerinage à Notre-Dame des Anges à Clichy. Pour cette occasion, je sors pour les brosser les habits du dimanche et l’ombrelle de ma mère. J’admirerai les dernières tenues des élégantes.

Pour ce jour de fête et de pieuses réjouissances, je farcis une de nos poules que je vais cuire avec du riz dans la grande marmite. En effet, à cette occasion, nous avons invité ma sœur Louise et son mari. Ils sont déçus de ne point avoir d’enfant.

 

Depuis ce matin Adolphe le fils ainé du boulanger a allumé le four communal. Il va cuire le pain.

Tous les enfants  l’observent : d’un geste précis avec sa grande palette il tient en équilibre les morceaux de pâte bien ronds avec une croix dessinée dessus avec son couteau pointu et la fait glisser dans le  brasier.

 

Il bouscule les enfants en criant : « arrière, attention le diable va sortir » et il ajoute avec un gros rire :

 

« Ah ! Le pain mes enfants c’est la nourriture du bon dieu ! Par toute la terre on fait du pain même s’il est différent d un pays à l’autre. Il ne faut  jamais jeter un morceau de pain ».

 

En même temps dans les cuisines c’est l’effervescence,   les femmes avec leurs voisines ont confectionné des gâteaux ronds ou rectangulaires avec des prunes, les grosses noires si juteuses. Les gâteaux sont enveloppés dans les torchons blancs à rayures rouges. Chacune reconnait les siens seulement en regardant l’usure du tissu. Un nuage de farine se promène dans les cuisines.

 

Essoufflée, Henriette, la femme du facteur, est la dernière à apporter son gâteau. Elle annonce :

 

-        «  Vous savez la nouvelle ? Ernest l’éclusier du canal de Saint-Denis a demandé deux jours de liberté, il est remplacé. Il a emmené sa fille chez sa sœur à Orleans.

 

Les commères sont toutes stupéfaites. Ernest est veuf depuis longtemps et il est un père très aimant pour Joséphine sa fille unique la plus belle des alentours. Les suppositions vont bon train concernant  cette nouvelle. Il a fallu attendre 3 jours pour connaitre le motif de cette étonnante disparition. Fernande l’a appris chez la coiffeuse qui s’énervait à  faire le chignon  de Mariette la vieille fille  sacristine :

 

-        « Les boniments ! La malheureuse ! Elle a écouté les boniments  des arracheurs de dents des perruquiers à la foire de Saint-Denis. En contre partie de bijoux de pacotille elle a vendu ses cheveux. !!! »

 

Ma mère est tellement stupéfaite qu’elle en renverse une tasse de lait.

 

On raconte qu’à Limoges tous les ans une foire aux cheveux  est organisée et que des acheteurs viennent de toute l’Europe pour s approvisionner afin de constituer des postiches pour les élégantes. La  malheureuse  a vendu ses cheveux. 

 

- « Sûr qu’elle restera vielle fille et son père mourra de chagrin »  renchérit Odile la lavandière.

Monsieur le curé un dimanche dans son serment avait dit que la tonsure était le châtiment de la femme adultère.

 

Je rougis en pensant qu’au soir de mes noces mon Mathurin m’avait trouvé bien belle lorsqu’il  avait dénoué ma natte.

 

Je suis décidée à aller voir les conditions d’embauche à

l’usine de plumes qui emploie une main d’œuvre locale. On raconte que pour le même travail les femmes ont un salaire inferieur à celui  des hommes.

 

Tôt levée, je vaque aux travaux ménagers. Ma première corvée est d’aller quérir l’eau si précieuse à la fontaine  sur le chemin de Meaux. Heureusement elle n’est pas trop éloignée, car les seaux pleins sont bien lourds au retour.

Certains disent qu’avec l’électricité, cette merveille technique , on peut espérer un jour avoir de l’eau courante dans toutes les maisons !

J’ai 2 garçons vifs et plein de santé, Arthur 6 ans et Louis 4 ans. Je prépare les repas en les surveillant. Un an après mon mariage  j’avais eu une belle petite Emeline, un amour de bébé. Hélas ! à 4 mois elle a eu une mauvaise fièvre, la faute à ces mares d’eau nauséabondes qui stagnent dans tous nos chemins fraîchement déboisés. Mathurin avait couru chercher à Vaujours Ezilda la guérisseuse qui nous avait dit qu’elle ne passerait pas la semaine. Hélas ! ma petite est montée au paradis le lendemain. Ezilda a osé nous demander pour prix de son déplacement une miche de pain blanc vous vous rendez compte. !!!

 

Mon fils ainé est bien déluré. Monsieur le maire nous a dit que nous  devrions le mettre à  l’école  communale. C’est que nous avons une belle école toute neuve, rue de Meaux, celle qu’on a construite grâce au legs de l’Amiral Jacob. Mathurin est assez indécis. Certes la loi est la même pour tous et l’école est désormais obligatoire, mais il écoute  les arguments de mes parents qui sont contre : l’été les enfants seront en vacances seulement du 14 juillet au 1er octobre puis 15 jours à Noël et 15 jours à Pâques. A ce compte là, qui les remplacera au moment des foins, des moissons, pour glaner pour râteler, pour ramasser les  champignons, les châtaignes, pour faire des fagots pour allumer le feu et pour garder les troupeaux ?

 

Pour moi, je suis résolue. Je trouve que  c’est une chance de pouvoir apprendre à lire et à écrire. Moi j’ai été seulement 6 mois chez les sœurs pour apprendre un peu à compter et à  suivre du catéchisme pour faire ma communion. J’irai faire une visite à monsieur l’instituteur.

 

Adrienne, la fille de l’épicier  qui elle sait lire et écrire aidait sa servante à tordre des draps l’autre  jour au lavoir. Elle  a annoncé, triomphante, qu’elle voulait continuer à étudier et peut-être devenir avocate. Les battoirs en sont restés muets. Cette mijaurée qui se croit tout permis même de trop regarder les beaux bras de mon Mathurin a des idées socialistes  a dit le pharmacien à monsieur le curé.

 

J’ai du mal à équilibrer le budget, car je veux éviter le crédit. Les prix des chandelles, du miel, du savon ont augmenté. Je paie le pain toutes les fins de mois comme tout le village. J’ai besoin d’acheter  un bon tissu épais pour faire des capes pour l’hiver pour les garçons et un nouveau treillis pour Mathurin qui use beaucoup  ses vêtements en maniant tous les jours  la hache et la scie.

 

Hier au soir il était d’humeur sombre en se couchant. Il m a avoué avoir découvert dans le taillis qu’il débroussaillait le cadavre d’un bébé fille et qu’il l’avait signalé à la mairie. Une bouche de trop à nourrir ? La faute d’une fille mère ?

Le bon docteur Lefèvre qui a accouché la femme du marchand de couleurs de son 6ème enfant lui aurait dit qu’il espérait qu’un jour on trouverait un remède qui éviterait les grossesses non désirées.

 

A Livry nous avons la chance d’avoir un moyen de transport : un tramway. Il relie Livry au quartier de l’Opéra à Paris en   moins d’une heure. Il permet aux habitants de se rendre au travail à Paris. Nous avons le train aussi, la ligne que tout le monde continue d’appeler la ligne de monsieur Gargan. Aux beaux jours il permet aux gens de la ville de venir respirer le bon air de Livry et de canoter sur le lac qui a vu passer Madame de Sévigné. Fernande admire les dernières tenues des élégantes. Certaines arborent des chapeaux magnifiques garnis de belles plumes, d’autres des petits canotiers coquins.  Les jeunes chantent et dansent en mangeant des gaufres et en buvant du vin blanc.

 

Nous avons encore un autre train, qui part de la place de la fontaine jusqu'à la gare de Gargan. Il fascine mes garnements, je leur dis de faire très attention lorsqu’il circule sur la grand route : ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle l’Ecraseur !

 

Le long de son parcours, les messieurs de la mairie baptisent les allées de ses arrêts, ce qui est bien pratique, car de nombreux parisiens construisent des maisons à Livry, et il est difficile de se repérer dans les nouveaux quartiers.